La place était
déserte. Où était passée la grande roue qui s’élevait jusqu’aux frontières du
ciel, au-dessus des tentes aux couleurs chatoyantes et des carrousels
chantants ? Où s’était envolée l’odeur douce et sucrée de la barbe à
papa ? Où avaient disparu les rires cristallins et les discussions
enjouées ? Quand je regardais autour de moi, je ne voyais rien qui ne
ressemblât à de la vie. Partis les grands-huit, parties les autos tamponneuses,
partie la Dame Esméralda. Plonger la tête dans le soi-disant chaudron magique
de cette charlatane m’avait conduit ici en un battement de cils, bien loin de
la tente aux milliards de coussins et aux fumeroles pesantes d’encens de la
foraine.
Je savais où j’étais, mais le monde
n’était plus tel que je le connaissais : il était dévasté. Mon village
natal tombait en ruine. Les épiceries étaient saccagées. Les maisons voyaient
leurs toits arrachés. Pour regarder dehors, dans les bâtiments qui avaient
résisté si on pouvait encore les considérer comme tels, les trous étaient plus
à la mode que les fenêtres. J’errais dans ces rues qui m’avaient vu grandir. Je
ne les reconnaissais pas. Qu’avait-il bien pu se passer ? Comment en
était-on arrivé là ?
« Ne restons pas ici ! souffla l’homme sur lequel je venais de tomber
au détour d’une ruelle. Ils pourraient
être là… Rentrons. »
Je connaissais cet homme. Un teint
pâle, des cheveux noirs de jais, des yeux verts éclatants d’intelligence. Il
mesurait un peu moins de deux mètres de haut, mais son extrême maigreur le faisait
paraître bien plus grand. Un nez aquilin trônait au milieu de cette figure
svelte, des lèvres fines fendaient ce visage familier. Mieux que quiconque, je
connaissais cet homme… quand il était plus jeune. C’était moi.
Mon visage avait changé. Il avait mûri. Des
cicatrices constellaient désormais mes joues, une barbe drue et sale avait
poussé, une terre brune collait à chaque centimètre de peau et de vêtement.
Et ces motifs se répétaient sur tout mon corps, si bien que je me semblais
inconnu à moi-même. Sans ces yeux comme deux émeraudes, je ne me serais pas
reconnu.
Je croisai enfin mon regard – et
c’était aussi étrange à vivre qu’à dire. Mon alter ego se figea, incrédule,
tandis que ses compagnons passaient sans me voir. Il semblait être le seul à me
percevoir. Je vis ses muscles se crisper, prêt à me sauter dessus dans un
sombre dessein. Cependant, il ne fit rien. D’un signe discret mais autoritaire,
il m’ordonna de le suivre. Et ainsi je me glissai derrière le groupe, sans
qu’aucun autre que ce moi ne semblât
me voir.
Nous marchâmes pendant une petite
dizaine de minutes, jusqu’à rejoindre un campement, au fond de ce qui avait été
un bois verdoyant mais n’était plus aujourd’hui qu’une parodie de forêt. Mon
double me désigna une cabane, un peu à l’écart du bivouac, mais à son opposé.
Je le traversai donc sans que personne ne s’approche de moi pour me demander
qui j’étais et d’où je venais – ce qui m’étonna beaucoup. Je m’attendis donc
dans le chalet, me voyant donner des directives aux habitants de ce campement.
« Bienvenue en 2028, lança mon alter ego. Je me doutais que tu ne tarderais plus.
C’est Esméralda qui t’a envoyé ici, n’est-ce pas ?
- C’est… c’est quoi ce délire ?
demandai-je après un instant d’hébètement.
- Moi
aussi je croyais que c’était une arnaqueuse… Enfin, c’est normal, puisqu’on est
la même personne. Tarif libre. Un chaudron magique. D’habitude, ce sont les
cartes de tarot ou les boules de cristal qui prédisent l'avenir… Et puis, si je
me souviens bien, le liquide blanc à filaments donnait pas du tout confiance. On
a dû plonger notre tête dedans, n’est-ce pas ? Il y avait de quoi ne pas croire
à toute cette histoire…
- Alors je suis vraiment dans le futur ?
- Et pas
qu’un peu.
- Si c’est le cas, pourquoi t’es le seul à me
voir ?
- Parce que c’est un voyage astral, c’est ce
qu’elle m’avait expliqué après coup. Il n’y a que ton esprit qui a été aspiré
par le tourbillon d’une faille temporelle. Toi et moi, on est la même personne.
On vibre en phase. On est sur la même longueur d’onde. »
J’avais
du mal à croire à tout ça. Je fermai les yeux pour essayer de comprendre. Tout
cela n’avait aucun sens.
« Et alors, qu’est-ce qu’on
devient ? »
Mon double attrapa un journal et commença à
lire.
« “La
pandémie du Croatoan a touché l’Australie.” “Le président américain John Temper
se prononce en faveur du bombardement de Houston.” Oh, ça fera encore baisser
le prix de l’immobilier dans le coin. Jetons un œil à la page des sports… Ah,
oui, c’est vrai, il n’y a plus de sports. L’Assemblée Nationale et le Sénat ont
voté une loi révoquant le droit d’assemblée. Enfin, ce qu’il reste d’eux.
Aujourd’hui, ils sont à peine assez nombreux pour faire une partie de foot.
- Qu’est-ce que tu essayes de me dire ?
- C’est la fin du monde, et on ne peut plus
rien faire pour l’empêcher de sombrer. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer
de survivre. »
Cette déclaration m’écrasa. La fin
du monde ? On avait déjà connu de nombreuses prédictions de la fin du
monde, mais là… J’arrivais presque à croire ce que me disait mon double.
J’avais vu ce paysage dévasté, et j’avais croisé le regard de ces gens, au
campement.
« Raconte-moi
tout, demandai-je.
- Tout a commencé il y a bien des années,
quand nos ancêtres étaient obnubilés par des bouts de papier qu’on appelait
argent et rendaient certains hommes plus puissants que d’autres. Et ces
nouveaux dieux ne reculeraient devant rien pour arriver à leur fin. La campagne
s’était trouvée de nouveaux chefs, des types qui la réorganisaient dans leurs
bureaux. Des mégapoles, ils étaient venus nous convaincre que l’avenir était
dans la production en batterie. Ils disaient qu’aujourd’hui un éleveur devait
nourrir des centaines, des milliers de gens entassés dans leurs villes. Que la
planète n’avait plus la place pour le bétail, et que les hommes n’avaient plus
le temps de les mener au pré. Que sur la même surface, désormais, la technique
permettait d’augmenter le rendement ! Il suffisait de ne plus exiger de la
terre qu’elle fournisse sa force aux bêtes, mais de leur apporter l’énergie
nous-mêmes, sur un plateau ! Et c’était une révolution. Car nous avions été
élevés par des gens qui croyaient à la réalité du sang. Jusqu’ici, les bêtes
que nous mangions se nourrissaient d’une herbe engraissée dans le terreau de
chez nous, chauffée au soleil de chez nous, battue par les vents de chez nous.
L’énergie puisée dans le sol, envoyée dans les fibres de l’herbe, diffusée dans
les tissus musculaires des bêtes, irriguaient nos propres corps. L’énergie se
transférait verticalement, des profondeurs vers l’homme, par l’herbe puis la
bête. C’était cela être de quelque part : c’était porter dans ses veines les
principes chimiques d’un sol. Et voilà qu’on nous annonçait que le sol était
devenu inutile ! Désormais, pour s’en sortir financièrement, il fallait délocaliser,
produire à l’autre bout du monde à moindre frais ce que l’on pouvait produire
chez nous mais plus cher. Et pour les agriculteurs, il fallait, à grand renfort
de pesticides et d’engrais, effacer les aléas de la nature. Sans aucune limite
morale. Les industries des biocides y gagnaient, les agriculteurs aussi, et le
consommateur pouvait même payer moins cher sa nourriture. Cela semblait sans
perdant. Sauf un, qu’on exploitait le plus puis qu’on passait sous
silence : les terres, la Terre ! Comme un sportif qu’on doperait
depuis des années ; au début, il performe mieux qu’avant, et au bout d’un
moment il claque. »
Il marqua une pause. Cependant, je
n’avais pas besoin d’en entendre plus pour comprendre ce qu’il s’était passé.
« Et
la Terre nous a claqué entre les doigts…
- Exactement.
L’environnement claquait tout autour de nous. On produisait de moins en moins.
Ajoutée à cela, la disparition des insectes pollinisateurs. Chaque année, un
tiers des abeilles disparaissait sans qu’on y prête attention. Enfin, pas tous.
Certains avaient entendu la lente agonie de la Terre, et ils s’étaient levés. Les
théoriciens de l’écologie prônaient la décroissance. Puisque nous ne pouvions
pas continuer à vivre une croissance infinie dans un monde aux ressources raréfiées,
nous devions ralentir nos rythmes, simplifier nos existences, revoir à la
baisse nos exigences. On pouvait accepter ces changements de plein gré. Mais
bientôt, les crises économiques nous les avaient imposés.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
- Ils n’ont pas écouté cette sage prophétie.
Ces gens-là ne parlaient qu’en termes de profits… Et peu de temps après,
quelques années seulement, ils ont vu leur absurdité. On a déclaré l’état
d’urgence. Les océans ont englouti les îles. Les grandes villes ont été
frappées par les inondations. Ouragans. Incendies. Sécheresses. C’était devenu
le quotidien des humains. Cependant, la Terre était toujours trop peuplée. Le
problème de la surpopulation était, avant et après l’état d’urgence, un
problème mondial, débattu entre de nombreux spécialistes, politiques ou
philosophes. Dans les rues, beaucoup dénonçaient le silence complet des
gouvernements sur les questions vitales de la surpopulation et d’écologie,
semblant attendre que les problèmes se règlent d’eux-mêmes avec les
cataclysmes. Les journalistes assistaient à des échanges musclés entre des gens
qui ne comprenaient pas qu’on puisse élire un président qui ne voulait pas agir
sur la question démographique, et d’autres qui étaient révulsés par l’idée de devoir
“trier” ceux qui pouvaient vivre. Les mots précédaient alors les gestes, et
partout dans le monde, des incidents se déclenchaient. Violences verbales,
physiques et dans certains cas meurtres forcèrent les gouvernements de chaque
pays à apparaître ensemble à la télévision pour promettre qu’ils travailleraient
ensemble. Mais aucun gouvernement, même la Corée du Nord, sur le podium des
pays les plus extrêmes à cette époque, ne pouvait se permettre d'appliquer une
politique suffisamment puissante pour endiguer la hausse exponentielle de la
population. Du moins… Aucun qui respecte les droits de l'homme… Entre autre
chose. Et c'était là l'impasse. Les peuples à travers le monde avaient pris le
relais là où les politiques étaient pieds et poings liés. Et en 2023, ce fut la
débandade. Le 19 mai, en plein cœur de Chicago, un hôpital gériatrique fut pris
pour cible par un groupe d’une douzaine de personnes. Armés, ils firent
rapidement un massacre à l’intérieur de l’institut. Deux d’entre eux périrent
et les autres furent neutralisés par la police américaine. L’enquête détermina
rapidement que ces individus ne se connaissaient que depuis peu et étaient
motivés par des raisons “démographiques extrêmes”. Ce drame fut le premier à
être qualifié de “purge” – ce mot sera d’ailleurs repris pour nommer les
attentats et meurtres de grande envergure motivés par le problème démographique
mondial. Les purges se multipliaient et le monde entier faisait face à une
nouvelle forme de terrorisme : la plus dangereuse qui soit. En effet, motivés
par les seuls idéaux des problèmes de la surpopulation mondiale, les auteurs
des purges étaient de toutes nationalités et de tous milieux sociaux. Certains chefs d'état furent pris pour cibles lors de congrès internationaux. Certaines forces de police dans certains pays
se mettaient à douter de leurs politiques. Les plus petits pays furent
d'ailleurs les premiers à être fragilisés voire à ne plus avoir de gouvernement
en place. Petit à petit, le monde entier devint une terre de non-droit, où la violence
prenait le dessus sur tout le reste. Même les motivations des uns et des autres
semblaient s'effacer. Et cela continue toujours. En France, seule la peur
règne. Nombreuses sont les villes et les routes qui sont abandonnées, dévastées
et même couvertes de cadavres. Plus aucune instance ne gère réellement le pays,
et il semble que ce soit pareil dans le reste du monde. »
Je comprenais mieux désormais ce que
j’avais vu. Une ville détruite. Les gens apeurés et démoralisés. C’étaient des
survivants. Ils avaient survécu au monde, ils avaient survécu à la folie des
hommes.
« Qu’est-ce
que tu as fait, alors ?
- Un peu
avant l’annonce de l’état d’urgence, lassé d’habituer ces villes surpeuplées
dont la gouvernance impliquait la promulgation toujours plus abondante de
règles, haïssant l’hydre administrative, excédé par l’introduction forcée des
nouvelles technologies dans tous les champs de la vie quotidienne, pressentant
les chaos sociaux et ethniques à venir, je décidai de quitter les zones
urbaines pour regagner les bois. Et je ne fus pas seul ! Ensemble, nous
recréions des villages dans des clairières. Ce mouvement s’apparentait aux expériences
hippies mais se nourrissait de motifs différents. Les hippies fuyaient un ordre
qui les oppressait. Les néo-forestiers fuyaient un désordre qui les démoralisait.
Les bois, eux, étaient prêts à accueillir les hommes ; ils avaient l’habitude
des éternels retours. Le froid, le silence et la solitude étaient des états qui
se négociaient plus chers que l'or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée,
bruyante, une cabane forestière était l'Eldorado.
- Pourquoi avoir choisi la forêt ? Tant
d’endroits auraient pu vous accueillir…
- La vie dans les
bois permet de régler sa dette avec l’environnement. Nous respirons, mangeons
des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l'eau de la rivière et
puis nous mourrons sans payer l'addition à la planète. Nous avons érigé le
conseil de Baden-Powell en principe : “Lorsqu'on quitte un lieu de bivouac,
prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses
remerciements.” L'essentiel est de ne pas peser trop à la surface du globe.
Puis, il y a l’instinct de survie. Loin des villes, nous échappons aux purges.
Et aujourd’hui, nous voilà !
- Si seulement je pouvais vous aider…
- Tu le peux ! Tu as toute les
cartes en mains. Tu sais ce qui va advenir de notre monde. Tu as vu le fond du
gouffre. Tu peux faire les choses différemment ! Tu peux changer ça… »
Il laissa sa phrase en suspens, et
me regarda dans les yeux, avec un air triste et mélancolique. Il avait presque
le regard de l’homme résigné qui part à la guerre en sachant qu’il n’en
reviendrait pas.
« … mais tu ne le feras pas. Parce que je l’ai pas fait. Parce que je
savais que le monde courait à sa perte mais je n’ai absolument rien fait.
Parce que c’est pas notre genre de croire les voyantes de fête foraine. »
Il me tourna le dos. Je commençais à
me sentir brouillé, les images se faisaient plus floues. Je me sentais partir.
« Un dernier conseil ! me lança-t-il. Quand tu seras de retour en 2018, fais des stocks de papier toilette –
biodégradable et respectueux de l’environnement bien sûr, on est pas des
sauvages. Amasse tout ce que tu peux, stocke les comme si c’était de
l’or ! Parce que maintenant, ça vaut plus que de l’or. Tu me remercieras
un jour, je peux te le garantir ! »
Ses derniers mots me parvinrent
comme un écho lointain. Il y eut un noir. Je sortis ma tête du chaudron en
inspirant un grand coup, au bord de l’asphyxie.
« Votre voyage astral s’est bien passé ?
me questionna Dame Esméralda. Vous
savez, seul votre esprit s’est transporté pour vibrer en phase avec votre vous
futur…
- Je sais.
- Comment
allez-vous mettre à profit ce que vous avez vu ?
- Je vais acheter
bio… et faire des stocks de papier toilette. »