mardi 24 juillet 2018

Armageddon


            La place était déserte. Où était passée la grande roue qui s’élevait jusqu’aux frontières du ciel, au-dessus des tentes aux couleurs chatoyantes et des carrousels chantants ? Où s’était envolée l’odeur douce et sucrée de la barbe à papa ? Où avaient disparu les rires cristallins et les discussions enjouées ? Quand je regardais autour de moi, je ne voyais rien qui ne ressemblât à de la vie. Partis les grands-huit, parties les autos tamponneuses, partie la Dame Esméralda. Plonger la tête dans le soi-disant chaudron magique de cette charlatane m’avait conduit ici en un battement de cils, bien loin de la tente aux milliards de coussins et aux fumeroles pesantes d’encens de la foraine.

            Je savais où j’étais, mais le monde n’était plus tel que je le connaissais : il était dévasté. Mon village natal tombait en ruine. Les épiceries étaient saccagées. Les maisons voyaient leurs toits arrachés. Pour regarder dehors, dans les bâtiments qui avaient résisté si on pouvait encore les considérer comme tels, les trous étaient plus à la mode que les fenêtres. J’errais dans ces rues qui m’avaient vu grandir. Je ne les reconnaissais pas. Qu’avait-il bien pu se passer ? Comment en était-on arrivé là ?

            « Ne restons pas ici ! souffla l’homme sur lequel je venais de tomber au détour d’une ruelle. Ils pourraient être là… Rentrons. »

            Je connaissais cet homme. Un teint pâle, des cheveux noirs de jais, des yeux verts éclatants d’intelligence. Il mesurait un peu moins de deux mètres de haut, mais son extrême maigreur le faisait paraître bien plus grand. Un nez aquilin trônait au milieu de cette figure svelte, des lèvres fines fendaient ce visage familier. Mieux que quiconque, je connaissais cet homme… quand il était plus jeune. C’était moi.

             Mon visage avait changé. Il avait mûri. Des cicatrices constellaient désormais mes joues, une barbe drue et sale avait poussé, une terre brune collait à chaque centimètre de peau et de vêtement. Et ces motifs se répétaient sur tout mon corps, si bien que je me semblais inconnu à moi-même. Sans ces yeux comme deux émeraudes, je ne me serais pas reconnu.

            Je croisai enfin mon regard – et c’était aussi étrange à vivre qu’à dire. Mon alter ego se figea, incrédule, tandis que ses compagnons passaient sans me voir. Il semblait être le seul à me percevoir. Je vis ses muscles se crisper, prêt à me sauter dessus dans un sombre dessein. Cependant, il ne fit rien. D’un signe discret mais autoritaire, il m’ordonna de le suivre. Et ainsi je me glissai derrière le groupe, sans qu’aucun autre que ce moi ne semblât me voir.

            Nous marchâmes pendant une petite dizaine de minutes, jusqu’à rejoindre un campement, au fond de ce qui avait été un bois verdoyant mais n’était plus aujourd’hui qu’une parodie de forêt. Mon double me désigna une cabane, un peu à l’écart du bivouac, mais à son opposé. Je le traversai donc sans que personne ne s’approche de moi pour me demander qui j’étais et d’où je venais – ce qui m’étonna beaucoup. Je m’attendis donc dans le chalet, me voyant donner des directives aux habitants de ce campement.

            « Bienvenue en 2028, lança mon alter ego. Je me doutais que tu ne tarderais plus. C’est Esméralda qui t’a envoyé ici, n’est-ce pas ?
- C’est… c’est quoi ce délire ? demandai-je après un instant d’hébètement.
- Moi aussi je croyais que c’était une arnaqueuse… Enfin, c’est normal, puisqu’on est la même personne. Tarif libre. Un chaudron magique. D’habitude, ce sont les cartes de tarot ou les boules de cristal qui prédisent l'avenir… Et puis, si je me souviens bien, le liquide blanc à filaments donnait pas du tout confiance. On a dû plonger notre tête dedans, n’est-ce pas ? Il y avait de quoi ne pas croire à toute cette histoire…
- Alors je suis vraiment dans le futur ?
- Et pas qu’un peu.
- Si c’est le cas, pourquoi t’es le seul à me voir ?
- Parce que c’est un voyage astral, c’est ce qu’elle m’avait expliqué après coup. Il n’y a que ton esprit qui a été aspiré par le tourbillon d’une faille temporelle. Toi et moi, on est la même personne. On vibre en phase. On est sur la même longueur d’onde. »

            J’avais du mal à croire à tout ça. Je fermai les yeux pour essayer de comprendre. Tout cela n’avait aucun sens.
«  Et alors, qu’est-ce qu’on devient ? »
Mon double attrapa un journal et commença à lire.
« “La pandémie du Croatoan a touché l’Australie.” “Le président américain John Temper se prononce en faveur du bombardement de Houston.” Oh, ça fera encore baisser le prix de l’immobilier dans le coin. Jetons un œil à la page des sports… Ah, oui, c’est vrai, il n’y a plus de sports. L’Assemblée Nationale et le Sénat ont voté une loi révoquant le droit d’assemblée. Enfin, ce qu’il reste d’eux. Aujourd’hui, ils sont à peine assez nombreux pour faire une partie de foot.
- Qu’est-ce que tu essayes de me dire ?
- C’est la fin du monde, et on ne peut plus rien faire pour l’empêcher de sombrer. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer de survivre. »

            Cette déclaration m’écrasa. La fin du monde ? On avait déjà connu de nombreuses prédictions de la fin du monde, mais là… J’arrivais presque à croire ce que me disait mon double. J’avais vu ce paysage dévasté, et j’avais croisé le regard de ces gens, au campement.

            « Raconte-moi tout, demandai-je.
- Tout a commencé il y a bien des années, quand nos ancêtres étaient obnubilés par des bouts de papier qu’on appelait argent et rendaient certains hommes plus puissants que d’autres. Et ces nouveaux dieux ne reculeraient devant rien pour arriver à leur fin. La campagne s’était trouvée de nouveaux chefs, des types qui la réorganisaient dans leurs bureaux. Des mégapoles, ils étaient venus nous convaincre que l’avenir était dans la production en batterie. Ils disaient qu’aujourd’hui un éleveur devait nourrir des centaines, des milliers de gens entassés dans leurs villes. Que la planète n’avait plus la place pour le bétail, et que les hommes n’avaient plus le temps de les mener au pré. Que sur la même surface, désormais, la technique permettait d’augmenter le rendement ! Il suffisait de ne plus exiger de la terre qu’elle fournisse sa force aux bêtes, mais de leur apporter l’énergie nous-mêmes, sur un plateau ! Et c’était une révolution. Car nous avions été élevés par des gens qui croyaient à la réalité du sang. Jusqu’ici, les bêtes que nous mangions se nourrissaient d’une herbe engraissée dans le terreau de chez nous, chauffée au soleil de chez nous, battue par les vents de chez nous. L’énergie puisée dans le sol, envoyée dans les fibres de l’herbe, diffusée dans les tissus musculaires des bêtes, irriguaient nos propres corps. L’énergie se transférait verticalement, des profondeurs vers l’homme, par l’herbe puis la bête. C’était cela être de quelque part : c’était porter dans ses veines les principes chimiques d’un sol. Et voilà qu’on nous annonçait que le sol était devenu inutile ! Désormais, pour s’en sortir financièrement, il fallait délocaliser, produire à l’autre bout du monde à moindre frais ce que l’on pouvait produire chez nous mais plus cher. Et pour les agriculteurs, il fallait, à grand renfort de pesticides et d’engrais, effacer les aléas de la nature. Sans aucune limite morale. Les industries des biocides y gagnaient, les agriculteurs aussi, et le consommateur pouvait même payer moins cher sa nourriture. Cela semblait sans perdant. Sauf un, qu’on exploitait le plus puis qu’on passait sous silence : les terres, la Terre ! Comme un sportif qu’on doperait depuis des années ; au début, il performe mieux qu’avant, et au bout d’un moment il claque. »

            Il marqua une pause. Cependant, je n’avais pas besoin d’en entendre plus pour comprendre ce qu’il s’était passé.

            « Et la Terre nous a claqué entre les doigts…
- Exactement. L’environnement claquait tout autour de nous. On produisait de moins en moins. Ajoutée à cela, la disparition des insectes pollinisateurs. Chaque année, un tiers des abeilles disparaissait sans qu’on y prête attention. Enfin, pas tous. Certains avaient entendu la lente agonie de la Terre, et ils s’étaient levés. Les théoriciens de l’écologie prônaient la décroissance. Puisque nous ne pouvions pas continuer à vivre une croissance infinie dans un monde aux ressources raréfiées, nous devions ralentir nos rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences. On pouvait accepter ces changements de plein gré. Mais bientôt, les crises économiques nous les avaient imposés.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
- Ils n’ont pas écouté cette sage prophétie. Ces gens-là ne parlaient qu’en termes de profits… Et peu de temps après, quelques années seulement, ils ont vu leur absurdité. On a déclaré l’état d’urgence. Les océans ont englouti les îles. Les grandes villes ont été frappées par les inondations. Ouragans. Incendies. Sécheresses. C’était devenu le quotidien des humains. Cependant, la Terre était toujours trop peuplée. Le problème de la surpopulation était, avant et après l’état d’urgence, un problème mondial, débattu entre de nombreux spécialistes, politiques ou philosophes. Dans les rues, beaucoup dénonçaient le silence complet des gouvernements sur les questions vitales de la surpopulation et d’écologie, semblant attendre que les problèmes se règlent d’eux-mêmes avec les cataclysmes. Les journalistes assistaient à des échanges musclés entre des gens qui ne comprenaient pas qu’on puisse élire un président qui ne voulait pas agir sur la question démographique, et d’autres qui étaient révulsés par l’idée de devoir “trier” ceux qui pouvaient vivre. Les mots précédaient alors les gestes, et partout dans le monde, des incidents se déclenchaient. Violences verbales, physiques et dans certains cas meurtres forcèrent les gouvernements de chaque pays à apparaître ensemble à la télévision pour promettre qu’ils travailleraient ensemble. Mais aucun gouvernement, même la Corée du Nord, sur le podium des pays les plus extrêmes à cette époque, ne pouvait se permettre d'appliquer une politique suffisamment puissante pour endiguer la hausse exponentielle de la population. Du moins… Aucun qui respecte les droits de l'homme… Entre autre chose. Et c'était là l'impasse. Les peuples à travers le monde avaient pris le relais là où les politiques étaient pieds et poings liés. Et en 2023, ce fut la débandade. Le 19 mai, en plein cœur de Chicago, un hôpital gériatrique fut pris pour cible par un groupe d’une douzaine de personnes. Armés, ils firent rapidement un massacre à l’intérieur de l’institut. Deux d’entre eux périrent et les autres furent neutralisés par la police américaine. L’enquête détermina rapidement que ces individus ne se connaissaient que depuis peu et étaient motivés par des raisons “démographiques extrêmes”. Ce drame fut le premier à être qualifié de “purge” – ce mot sera d’ailleurs repris pour nommer les attentats et meurtres de grande envergure motivés par le problème démographique mondial. Les purges se multipliaient et le monde entier faisait face à une nouvelle forme de terrorisme : la plus dangereuse qui soit. En effet, motivés par les seuls idéaux des problèmes de la surpopulation mondiale, les auteurs des purges étaient de toutes nationalités et de tous milieux sociaux.  Certains chefs d'état furent pris pour cibles lors de congrès internationaux. Certaines forces de police dans certains pays se mettaient à douter de leurs politiques. Les plus petits pays furent d'ailleurs les premiers à être fragilisés voire à ne plus avoir de gouvernement en place. Petit à petit, le monde entier devint une terre de non-droit, où la violence prenait le dessus sur tout le reste. Même les motivations des uns et des autres semblaient s'effacer. Et cela continue toujours. En France, seule la peur règne. Nombreuses sont les villes et les routes qui sont abandonnées, dévastées et même couvertes de cadavres. Plus aucune instance ne gère réellement le pays, et il semble que ce soit pareil dans le reste du monde. »

            Je comprenais mieux désormais ce que j’avais vu. Une ville détruite. Les gens apeurés et démoralisés. C’étaient des survivants. Ils avaient survécu au monde, ils avaient survécu à la folie des hommes.

            « Qu’est-ce que tu as fait, alors ?
- Un peu avant l’annonce de l’état d’urgence, lassé d’habituer ces villes surpeuplées dont la gouvernance impliquait la promulgation toujours plus abondante de règles, haïssant l’hydre administrative, excédé par l’introduction forcée des nouvelles technologies dans tous les champs de la vie quotidienne, pressentant les chaos sociaux et ethniques à venir, je décidai de quitter les zones urbaines pour regagner les bois. Et je ne fus pas seul ! Ensemble, nous recréions des villages dans des clairières. Ce mouvement s’apparentait aux expériences hippies mais se nourrissait de motifs différents. Les hippies fuyaient un ordre qui les oppressait. Les néo-forestiers fuyaient un désordre qui les démoralisait. Les bois, eux, étaient prêts à accueillir les hommes ; ils avaient l’habitude des éternels retours. Le froid, le silence et la solitude étaient des états qui se négociaient plus chers que l'or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière était l'Eldorado.
- Pourquoi avoir choisi la forêt ? Tant d’endroits auraient pu vous accueillir…
- La vie dans les bois permet de régler sa dette avec l’environnement. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l'eau de la rivière et puis nous mourrons sans payer l'addition à la planète. Nous avons érigé le conseil de Baden-Powell en principe : “Lorsqu'on quitte un lieu de bivouac, prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements.” L'essentiel est de ne pas peser trop à la surface du globe. Puis, il y a l’instinct de survie. Loin des villes, nous échappons aux purges. Et aujourd’hui, nous voilà !
- Si seulement je pouvais vous aider…
- Tu le peux ! Tu as toute les cartes en mains. Tu sais ce qui va advenir de notre monde. Tu as vu le fond du gouffre. Tu peux faire les choses différemment ! Tu peux changer ça…  »

            Il laissa sa phrase en suspens, et me regarda dans les yeux, avec un air triste et mélancolique. Il avait presque le regard de l’homme résigné qui part à la guerre en sachant qu’il n’en reviendrait pas.

            « … mais tu ne le feras pas. Parce que je l’ai pas fait. Parce que je savais que le monde courait à sa perte mais je n’ai absolument rien fait. Parce que c’est pas notre genre de croire les voyantes de fête foraine. »

            Il me tourna le dos. Je commençais à me sentir brouillé, les images se faisaient plus floues. Je me sentais partir.

            « Un dernier conseil ! me lança-t-il. Quand tu seras de retour en 2018, fais des stocks de papier toilette – biodégradable et respectueux de l’environnement bien sûr, on est pas des sauvages. Amasse tout ce que tu peux, stocke les comme si c’était de l’or ! Parce que maintenant, ça vaut plus que de l’or. Tu me remercieras un jour, je peux te le garantir ! »

            Ses derniers mots me parvinrent comme un écho lointain. Il y eut un noir. Je sortis ma tête du chaudron en inspirant un grand coup, au bord de l’asphyxie.

            « Votre voyage astral s’est bien passé ? me questionna Dame Esméralda. Vous savez, seul votre esprit s’est transporté pour vibrer en phase avec votre vous futur…
- Je sais.
- Comment allez-vous mettre à profit ce que vous avez vu ?
- Je vais acheter bio… et faire des stocks de papier toilette. »

lundi 18 juin 2018

On n’est jamais mieux trahi que par ses meilleurs amis.


                 Tu es un idiot, Luke Murdock. Oui, un véritable idiot. Tu n’avais pas le droit. Comment as-tu osé me faire ça ? Tu n’avais pas de droit de faire ce que tu as fait, pas le droit de me laisser tomber, pas de droit de partir. Pas comme ça. Luke, tu étais mon meilleur ami… Comment veux-tu que je me remette de ta trahison ? Lâche. Tu n’es qu’un lâche. Incapable de résister au grand plongeon. Happé par le néant. Dévoré par les ténèbres. Luke… Tu n’avais qu’une chose à faire. Tu m’entends, Luke ? Une seule chose. On s’était promis. Tu m’avais promis que tu ne le ferais plus. Et regarde-nous aujourd’hui… Moi, abandonné à mon sort, et toi, une âme comme un pantin désarticulé. Tu crois que ça guérira ? Avec du temps ? Le temps ne guérit rien du tout. Il nous apprend juste à vivre avec la peine.

                Tu tentais de te distraire, tu faisais la fête, tu cherchais l’amour, tu croyais le trouver, puis tu retombais. De haut. Tu tentais de jouer avec la vie pour te faire croire que tu la maîtrisais. Tu roulais trop vite ; tu frôlais l’accident. Tu prenais trop de coke ; tu frôlais l’overdose. Et ça faisait peur aux parents : des gènes de banquiers, de PDG, d’hommes d’affaires, qui dégénèrent à ce point-là, c’est quand même incroyable ! Parfois ils essayaient de faire quelque chose, souvent ils déclaraient forfait. Mais la plupart du temps, ils n'étaient jamais là, ils ne disaient jamais rien. Ils signaient seulement le chèque à la fin du moi. Toi, tu la connaissais la solitude du gamin qui mouille son oreiller parce qu'il a oublié si ses parents étaient morts ou parti en voyage d'affaire ! Quelles affaires plus importantes que leur fils pouvaient les retenir si loin de toi ? Alors tu les détestais, tes parents. Parce qu’ils donnaient à la fois tant et si peu… Tant pour que tu puisses te foutre en l’air, et si peu de ce qui compte vraiment. Si bien que tu finissais par ne plus savoir ce qui compte, justement. Les limites s’estompaient. Tu étais comme un électron libre. Tu avais une carte de crédit à la place du cerveau, un aspirateur à la place du nez, et rien à la place du cœur. Tu allais en boîte plus que tu n'allais en cours ; tu avais plus de maisons que tu avais de vrais amis ; et deux cents numéros dans ton répertoire que tu n’appelais jamais. Tu te serais shooter à la vitamine C si cela avait été illégal... Pour prouver que tu existais. Pour montrer que tu étais plus qu’un élément de décoration oublié dans un salon bien trop grand. Ou peut-être pour oublier… Toi-même, Luke, tu ne le savais plus. Tu étais la fameuse jeunesse dorée. Et tu n'avais pas le droit de t’en plaindre ! Parce qu’il paraît que tu avais tout pour être heureux… Alors tu crevais à peu feu, dans tes appartements trop grands, des moulures d’ambre à la place du ciel, repus, bourrés de coke et d’antidépresseurs, le sourire aux lèvres. C’était plus facile de tomber dans la drogue que d’affronter la vie, plus facile de piquer ce que tu avais envie que d’essayer de le gagner, plus facile de coucher avec une fille sans qu'on ait de sentiments pour elle et l'abandonner au matin que de construire une relation longue et heureuse. L’amour, ça demande des efforts, du courage. L’amitié aussi.

                Un matin, je t’ai emmené sur les toits du monde, je t’ai fait prendre da la hauteur. Alors seulement tu as commencé à ouvrir les yeux et regarder autour de toi. Et quand tu as observé ce monde, auquel tu voulais absolument appartenir, tout ce que tu y as vu, c’est six milliards de dingues qui cherchaient un raccourci vers la sortie. Une armée de fous qui avait perdu cette étincelle qui faisaient d’eux des hommes et des femmes. Ils se tiraient les uns sur les autres ou bien ils se faisaient tout bonnement sauter la cervelle pour ne plus voir ça. Et c’était nous les cinglés ? Alors tu m’as dit que j’étais le seul borgne dans ce royaume d’aveugle. Parce que moi, j’admettais que ce monde me rendait dingue. Ce jour-là, tu m’as promis d’arrêter. Plus de drogues, plus d’alcool, plus de relations d’un soir. Tu m’as fait ce serment. Et je t’ai cru, putain. J’étais ton ami…

                Mais il suffit d'un regard pour vaciller. Il suffit que quelqu'un tende sa main pour que l'on sente soudain qu'on est fragile, vulnérable, et que tout s'écroule, comme une pyramide d'allumettes… Tu te croyais solide et triste comme la pierre, et voilà que tu n’étais rien de plus d’une statue de sable, un grain pour une déception donnée, une occasion gâchée, un acte manqué. Alors tu as rechuté… Pour la dernière fois. L’ultime bad trip. Le voyage final. Tu n’avais pas le droit de mourir ! Luke, tu étais un frère pour moi… Pourquoi ? Traître. Tu n’avais pas le droit de me laisser… Comment as-tu pu m’abandonner ? Parfois notre cœur a besoin de plus de temps pour accepter ce que notre esprit sait déjà : on n’est jamais mieux trahi que par ses meilleurs amis.

dimanche 17 juin 2018

Je ne suis pas un héros


« Maman ! Maman ! Sam est rentré ! Il est de retour ! » hurle ma petite sœur Molly tandis que je passe le petit portillon du jardin fleuri en boitillant. Tout est comme à mon départ ; rien n’a changé. Trop enfermé dans mes souvenirs, je ne peux pas voir que les murs ont jauni, que le lierre a poussé, que ceux que j’aime ont vieillis. Les maisons sont comme les gens, elles ont leur âge, leurs fatigues, leurs folies. Ou plutôt non : ce sont les gens qui sont comme les maisons, avec leur cave, leur grenier, leurs murs et, parfois, de si claires fenêtres donnant sur de si beaux jardins. 

« Tu es drôle à regarder, me lance mon frère ainé, lui qui a choisi la tranquille vie de cadre dans une des belles entreprises de la ville, lui qui est marié à la plus belle des femmes, lui qui veille sur deux superbes enfants. On dirait une âme comme un pantin désarticulé. 
- Content de te voir aussi, Lincoln… soufflé-je en le serrant dans mes bras. 
- Alors, demande-t-il enjoué, qu’est-ce que ça fait d’être un héros ? 
- Je ne suis pas un héros, Lincoln... Je suis toujours Sam. Je suis toujours ton frère. 
- Regarde-moi dans les yeux, Sam, et dis-moi que tu n’es pas héroïque. Est-ce que tu te souviens au moins de ce que tu as fait ? Tu as sauvé je-ne-sais-combien de soldats captifs en Irak, tu as eu la Silver Star pour cela ! » 

Je ferme les yeux. Est-ce que j’ai vraiment fait cela ? Peut-être que oui, peut-être que non. Cela ne m’importe plus. Qu’est-ce que c’était, d’être un héros ? Que n’ai-je donc enduré, ou souffert, ou perdu ce à quoi je tenais le plus au monde pour mériter un tel titre ! Je ne connais pas le nom d’un seul héros qui fut heureux après avoir reçu cette dénomination. Pas un seul. 

« Tu as de vilaines cernes, fait remarquer Molly. » 

Je ne dors plus vraiment. Et la nuit, quand on ne dort pas les soucis se multiplient, ils enflent, s'amplifient, à mesure que l'heure avance les lendemains s'obscurcissent, le pire rejoint l'évidence, plus rien ne paraît possible, surmontable, plus rien ne parait tranquille. L'insomnie, comme le rêve, est la face sombre de l'imagination. Je connais ces heures noires et secrètes. Au matin on se réveille engourdi, les scénarii catastrophiques sont devenus extravagants, la journée effacera leur souvenir, on se lève, on se lave et on se dit qu'on va y arriver. Mais parfois la nuit annonce la couleur, parfois la nuit révèle la seule vérité : le temps passe et les choses ne seront plus jamais ce qu'elles ont été. Je l’ai encore revu cette nuit. Cet enfant, couvert de sang, qui me regarde fixement. Sa bouche est entrouverte et gobe du vide, comme pour me dire quelque chose que je ne peux pas entendre. Je ne le connais pas autrement que dans ce rêve qui revient tous les soirs, nuit après nuit. Encore et encore, sans jamais disparaitre. Comme une cicatrice de l’âme, une blessure du cœur. 

« Viens goûter la tarte de grand-mère, lance mon frère en me tirant de mes pensées, joins-toi à la fête ! C’est toi que nous célébrons aujourd’hui ! » 

Moi que nous célébrons, mais je n’ai pas le cœur en fête. Je suis morne au milieu du bal le plus joyeux. Tout le monde rit. Grand-mère a même sorti les albums photos. Et elle commente de sa voix chevrotante des années passées tous les souvenirs qu’habitent ces lieux figés sur le papier sensible. Je souris enfin et rejoins mon aïeule dans le petit canapé brun. Je l’embrasse sur la joue. Son petit-fils est rentré de la guerre qui avale tant d’hommes, tant d’amis, tant de fils. Mon regard se pose finalement sur les photos. Et là ! Voici que l’enfant en sang me fixe encore, campé sur ses jambes malingres ! 

« Grand-mère, qui est-ce ? demandé-je la voix enroué de surprise ou de crainte. 

- Mais enfin, Sam, c’est toi ! sourit-elle en approchant la photo. » 

Je me frotte les yeux. Le sang a laissé sa place à une salopette ridicule sur le cliché au sépia révélateur. Et je reconnais mes traits au milieu de ceux qui m’étaient inconnu. L’enfant a disparu, et il ne reste que moi sur la photo vieillie. J’aurais pourtant juré que je l’y avais vu un instant plus tôt ! 

« Et là, crié-je soudain en retrouvant mon gamin sur les autres clichés, vous le voyez ? Un gosse blanc comme un mort, maigre comme un clou, triste comme une pierre ! Couvert de sang ! Vous le voyez ?!? » 

L’enfant me fixe toujours, mais personne ne répond. Grand-mère est inquiète, Molly aussi, Maman rapplique de la cuisine au salon. Il y a que Lincoln pour réagir… et il éclate de rire. 

« Très drôle, Sam, vraiment hilarant ! souffle-t-il entre deux gloussements. Tu as failli m’avoir aussi, tiens, avec ton histoire de gamin ! 
- Tu ne le vois pas ? répété-je avec hébétement. Lincoln, pour de vrai, tu ne le vois pas ? 
- Il n’a rien à voir de spécial, Sam, sinon ton impressionnant comme hilarant jeu d’acteur ! Tu es vraiment doué, y a pas à dire ! C’est pas soldat que tu aurais dû être, c’est comédien ! 

Les autres semblent maintenant tout aussi convaincus que Lincoln d’une blague que j’aurai pu leur faire. Pourtant c’était sérieux… Je ris avec eux pour cacher mon malaise. L’enfant me regarde toujours. Et pour la première fois, un son franchit ses lèvres. « Tu crois être une sorte de héros ? Tu te trompes Sam... Tu te mens à toi-même. Tu n'es pas un héros. Tu es un tueur. Tu es un assassin. Tu es un monstre. As-tu la moindre idée de ce qu'il se passe tout là-bas, aux confins de la Terre, dans l’Enfer que tu as fui ? Il y a du sang partout, Sam ! Et il est sur tes mains. Je peux lire en toi comme dans un livre ouvert... Je peux lire en toi. Et sais-tu ce que j'y vois ? Ta culpabilité. Ta douleur. Ton chagrin. Ton remords. J'ai seulement suivi le son de ta douleur, Sam ! Tu n'as aucune idée à quel point elle est assourdissante. On peut l'entendre à des kilomètres à la ronde ! A l'intérieur, tu es déjà mort. Certains pensent que tu es un héros : la vérité, Sam, c’est que tu n’es rien de plus qu’un meurtrier qu’on a autorisé à tuer. Pense à tous les enfants comme moi qui sont morts à cause des feux croisés ! Tu es tombé en disgrâce de toutes les façons possibles et inimaginables... » Plus son discours avance, et plus mon rire fane. Il a raison. Un soldat, c’est un assassin légal. On nous bourre le crâne de belles valeurs, d’idées si ce n’est d’idéaux, mais au final, nous ne sommes rien de plus de des meurtriers en uniforme. Qu’ai-je pu éprouver en voyant des innocents mourir sous mes propres coups ? Sur le moment rien du tout, la mort fait partie des choses qu’on avait apprises à l’entrainement. Mais ensuite… Du chagrin. De la colère. Du soulagement. Le syndrome du survivant. Soulagé que ce ne soit pas moi, mais je m’en veux d’éprouver ces sentiments. Plus que tout, j’ai du remords. Et maintenant je sais une bonne fois pour toutes qu'on ne chasse pas les images, encore moins les brèches invisibles qui se creusent au fond des ventres, on ne chasse pas les résonances ni les souvenirs qui se réveillent quand la nuit tombe ou au petit matin, on ne chasse pas l'écho des cris et encore moins celui du silence.

jeudi 24 août 2017

L'instant de l'écrivain

Que vais-je écrire ?
L'éternelle question de quiconque sachant tenir un stylo.
Aujourd'hui, que vais-je bien pouvoir écrire ?
J'ai trempé ma plume dans l'envie de changer de vision. Je recherche une route d'écriture parallèle, comme une brève évasion.



On m'a raconté qu'il y a un instant où l'encre oublie la page blanche et le stylo efface les ratures.
Un instant comme un état second, une sorte de transe de l'écrivain.
Un instant pourtant si court, qui disparait trop vite, qui s'envole en silence.
Pourtant cet instant allume une flamme, et vient combattre le mal par les mots.



Et tout est vrai.
J'ai connu parfois cet instant volatile, ces quelques secondes où l'écrivain échappe à l'espace-temps.
J'ai connu cet instant où le voile se lève et la magie s'élance.

C'est un instant rare, irréel, que la quiétude inonde.
Une coupure dans la nuit, comme un rêve.
Une coupure dans la vie, comme une trêve.
C'est un phénomène puissant, plus que l'inspiration.
C'est une seconde respiration.
C'est une vague qui nous submerge.
C'est une envie d'écrire comme certains ont une envie de cigarettes.
C'est une renaissance de l'essence des sens.

On voit et on entend l'encre vivante courir dans ces blanches prairies de papier. On l'a sens parfois même couler en nos veines, couper en neuvaines.
On touche les rimes et goûte la saveur des mots.

Et quand l'instant nous enveloppe... Certains écrivent que la nuit tous les chats sont gris, moi je proclame que la nuit tous les stylos sont pris.

On passe de l'autre côté des paysages, des mots gagnes, des océans.
On sympatise avec le vent, on tutoie les nuages.
Toutes les nuits sont jours ou tous les jours sont nuits.
On croit approcher le paradis.



Et quand la transe retombe et que l'instant s'enfuit, que la manne des mots devient celle des silences, on revient devant notre feuille, et on doute de l'instant de l'écrivain.
N'était-ce pas seulement un rêve ?
Que vais-je écrire maintenant ?

Et le véritable auteur reprend son stylo pour découvrir encore un de ces moments.

mardi 8 août 2017

Dahut

Il y a des légendes dont on sait qu'elles sont rapiécées, recousues, mélangées. Des légendes que chacun a assaisonnées selon ses goûts, son histoire et celle de sa famille. Ces légendes que seuls les enfants croient. Connaissez-vous ces légendes ? Elles sont simplement belles et servent de mentors matures sous leur manteau merveilleux de donjons et dragons. Mais malgré ce côté enfantin, on y retrouve en toujours plus grand cette armature de sens qui se déploie encore à la dixième relecture. Ce sont de grandes histoires, et elles importent vraiment. C'étaient de ces légendes dont on se souvient et qui signifient tellement. Je me souviens de cette créature fantastique. Courts sabots d'un côté, les autres d'une longueur encombrantes. Animal condamné à tournoyer pour toujours autour d'un mont brumeux sans jamais avoir l'espoir d'un jour marcher différemment. Et, enfant, à chaque fois que j'escaladais les montagnes, et je regardais les sommets en pensant au dahut. Il était si parfait, féérique. J'étais persuadé de son existence, et j'entendais presque ses cris dans le vent.

Et il y a des légendes dont on sait qu'elles sont dépassées, décousues, malsaines. Des légendes assassines. Ces légendes que seuls les adultes croient. Elles sont trop vraies pour être ignorées et servent de plafond de verre - ou plutôt de papier - comme un grand tablier qui recouvre les ambitions de tout ces enfants devenus adultes, ceux qui adoraient les fables hier et qui aujourd'hui regardent se vider le sablier de leurs rêves, sans même tenter de prononcer une formule magique de légende fantastique pour essayer de retenir ceux qu'ils leur restent. C'est difficile d'escalader des montagnes quant on refuse de voir les sommets.

vendredi 7 avril 2017

Vers médiocres d'une heure de perm

Me voilà face à l'infini du ciel :
Nul nuage pour troubler l'éternel
Grand ciel bleu où se découpent les toits
Et les pierres grises ou ocre ma foi...



J'aime ce lycée, ce paradoxe incompris,
Toujours plus vieux, toujours plus jeune,
Et même sa cantine si utile au temps de jeûne !
Comme j'aime ses murs aux promesses d'infini !

Carnot est ma maison, demeure de savoir.
Agréable au printemps comme au temps des mouchoirs,
Paisible en été ou quand les feuilles sont d'or...
Je crois qu'il cache encor de merveilleux trésor !

Admirez donc les arbres tous parés de vert...
Si mes vers ne valent pas ceux d'Homère,
Montrez-moi donc comment décrire ce lieu !
Je crois que je me contenterai d'eux...




dimanche 5 février 2017

Cher Jack...

                                  Cher Jack,

                S’il te plait, ne dis rien à Papa à propos de cette lettre. Cela le mettrait dans une colère noire contre moi. Et je ne veux pas qu’il soit en colère… Je n’aime pas le voir ainsi.

                Maman dit qu'il ne faut pas détester les gens... Mais je ne peux pas ne pas te détester. C’est pour cela que je serais directe. Je veux juste te demander une chose : sors de nos vies. Papa a perdu son travail à cause de toi. On a dû vendre la maison pour payer toutes les factures. Sans travail... Papa ne rapporte plus assez d’argent, et il n’y en a pas pour acheter à manger pour Maman et moi parce que le peu d’argent qu’il obtient, il le dépense avec toi. Je sais que Maman s'empêche si souvent, trop souvent de manger pour que moi, je puisse grignoter quelque chose, histoire de remplir mon estomac qui sonne si creux !

                Quand je suis tombée de mon vélo hier, j'aurais tellement aimé que mon Papa soit là... Pour me consoler, pour me relever, pour me rassurer. Mais il était avec toi ! Tu ne l'as même pas laissé venir à la fête de l’école à la fin de l’année dernière, ni à mon spectacle de chant le mois dernier. Cela m'a fait beaucoup, beaucoup de peine. Depuis que Papa t'a rencontré, il ne rentre plus à la maison avant minuit. Mais que faites-vous, bon sang ?

                Il a commencé à faire du mal à Maman. Au début, c’était seulement avec des mots. Et puis après, il a utilisé sa longue ceinture de faux-cuir noire. Mon petit frère et moi, on devait aller se cacher dans le jardin des voisins quand cela arrivait. Sinon, c'était sur nous qu'il tapait. Quand j'ai grandi, il a commencé à me traiter comme un punchingball, quand il n'avait rien d'autre sous la main à casser, car bien peu de choses avaient résisté à ses accès de colère que tu lui causais. Je ne sais pas ce que tu lui racontes, mais il a tellement changé... Tellement changé. Je ne le reconnais plus. J’aimerai juste que tu saches que maman voudrait retrouver l'ancien papa. L'homme qu'elle a épousé. L’homme qu’elle a aimé et qui l’aimait en retour. S'il te plait, laisse-le tranquille, ne l’approche plus. Je t’en supplie ! Pour que nous puissions enfin de nouveau vivre heureux et tous ensemble...

                J'espère que tu me comprends.




                                                                                                                              Laura.